Abritée sous une toiture en tôle, sa petite terrasse nous a protégés du soleil pendant plusieurs heures. C’est autour de cafés qui se sont enchaînés, assis sur des chaises en plastique autour d’une grande table rectangulaire, parmi des poules et des coqs en liberté, et son chien, Pirate, venant chercher de l’attention quelques fois, que j’ai écouté les histoires de Jean-François. Au mur, juste en face de moi, une carapace de tortue est exposée. Elle m’impressionne et m’intrigue. Jean François racontera plus tard l’avoir aperçue et ramassée dans un champ de canne. Selon lui, cette tortue avait près de cent ans quand elle a été braconnée. “Tu vois le squelette interne ? Je crois qu’il est plus gros de quinze centimètres encore. Il y avait un trou qui était sur le dos, ça veut dire que ça a été piqué par quelque chose”.
⬪
“Pour moi, Jean-François est un pirate-pêcheur, son style est assez unique”, m’avait-on confié avant notre première rencontre. On m’avait aussi dit que cet homme allait me fasciner, puisque, moi qui aime écouter les histoires, il en avait plein sous la langue. Je me suis alors imaginée me retrouver face à un homme plutôt âgé, un résistant au passage du temps. Un homme trapu, petit, menu, à la silhouette longiligne, et à la barbe négligée depuis plusieurs mois. En réalité, Jean-François est tout le contraire. Robuste et imposant, une peau tannée par le soleil, un regard vicieux et un corps orné de tatouages. On pourrait être intimidé au premier abord. Il bombe le torse, développe peu et plisse les yeux lorsque je lui pose les premières questions. Sa posture méfiante disparaît au fil de la discussion et le personnage se révèle plutôt chaleureux, accueillant, loyal et surtout généreux.
Jean-François est l’un de ces hommes dont on pourrait écouter parler toute une vie, tant ses récits d’aventures sont aussi fascinants les uns que les autres. Ce sont des aventures personnelles, intimes parfois, mais qui peuvent résonner si fort intérieurement. Elles nous fascinent, nous impressionnent, nous saisissent, nous troublent, nous inspirent. On sera toujours à la quête du dernier rebondissement. C’est un mélange d’émotions qui défilent à chaque phrase prononcée, au bout de lèvres auxquelles nous sommes suspendus, nous n’attendons qu’une seule chose, la suite… et en même temps, c’est une suite qu’on voudrait aussi ne jamais entendre, pour que l’excitation soit préservée et que le récit s’éternise.
⬪
Les cafés sont servis. Jean-François s’assoit. Une tasse fumante dans la main gauche, une clope dans la main droite, les prochaines cigarettes encore rangées dans un paquet à proximité du cendrier en métal… le récit est sur le point de commencer.
⬪
Jean-François évoque ses racines, il descend d’une lignée de pêcheurs : “Du côté de ma maman, on peut dire qu’ils sont à 90% pêcheurs. Du côté de mon père, tous ses frères étaient pêcheurs. Tout le monde, pêcheurs. Ceux qui habitaient ici, à la cité, ceux qui habitaient à la rivière des galets… pêcheurs. Tous pêcheurs.”. Il connaît parfaitement la mer pour y pêcher et pour y avoir fait son terrain de jeu. C’est un passionné de sports nautiques, allant jusqu’à représenter l’île Maurice aux Jeux des Îles en 1998 lors d’une compétition de planche à voile.
Le frère de Jean-François est moniteur de plongée, et sa sœur travaille dans une boutique près de la plage. Il précise, sourire en coin : “par contre, si tu mets une canne dans sa main, elle sait comment l’utiliser. Elle adore pêcher elle aussi !”. Beaucoup de membres de sa famille ont appris à pêcher avec son père. C’est lui qui a transmis l’amour pour la pêche, Jean-François a ainsi pu apprendre et comprendre la mer à ses côtés.
Lorsqu’il évoque les souvenirs avec son père, on comprend que la relation qu’ils avaient était intime et précieuse. “Mon père a acheté son bateau lorsque je suis né, parce que j’avais porté chance à mon père ce jour-là. Parce que le jour où je suis né, il rentrait de pêche, ma maman était à l’hôpital, il a fait une bonne cargaison de langoustes, et il a dit il va faire un bateau. Et j’ai toujours été l’enfant gâté de mon père, parce que j’ai toujours porté chance à mon père. C’est pour ça que je suis le seul à pêcher avec. On n’avait pas grand communication mais on a toujours… c’était plutôt par télépathie qu’on… moi et mon père. Toujours j’étais proche avec.”
C’est un “chasseur”, comme il aime tant se décrire, s’étant essayé à toutes les méthodes de pêche. Il n’a pas de carte de pêcheur professionnel, mais refuse de dire qu’il est “braconnier”, car il “pêche avec respect”, ce qui selon lui le différencie des braconniers. “Je chasse aussi mais j’ai beaucoup de respect en chassant.”. Il confie qu’il aurait aimé devenir pêcheur professionnel il y a quelques années, mais les pratiques des braconniers l’en ont dissuadé. Si Jean-François dit pêcher respectueusement et raisonnablement aujourd’hui, il avoue que ça n’a pas toujours été le cas. Aujourd’hui, il ne garde pas toutes les prises, “il faut que je sois sûr de vendre, et il faut pas que ce soit supérieur à 100 kilos. Supérieur à 100 kilos, je rejette.”
Depuis quelques années, Jean-François travaille comme skipper pour un particulier pendant la moitié de l’année, complétant ses revenus avec la pêche l’autre moitié. “J’ai travaillé dans le tourisme parce que je ne voyais plus de solutions pour pouvoir avancer… Il y avait tellement de braconniers qui pêchaient… Enfin, on mettait les casiers et eux ils venaient pêcher dedans. Quoiqu’on fasse il y avait toujours des braconniers qui passaient derrière et qui venaient. Ils prenaient tous les zafèr en fait.”. Si certains plongent et pêchent en apnée, certains braconniers s’équipent de bouteilles d’oxygène et vont en haute mer. Pour lui, le braconnage touche les personnes défavorisées, “Il y en a qui sont dans la drogue, y en a qui sont en train de pêcher pour répondre aux besoins de leur famille. D’un côté, on va dire c’est pour nourrir la famille, OK. On peut dire ça. Mais pour aller chasser… pêcher enfin chasser, braconner, pour se droguer après, là c’est autre chose. Ça, je suis pas d’accord. Que par nécessité. Si tu chasses, tu te drogues pas, si c’est que pour toi et ta famille, je peux comprendre. Mais si tu chasses, pour aller te droguer après, non. Je suis pas d’accord.”.
Le Wak’sio, le petit bateau en fibre de verre de Jean-François, doit son nom au naufrage du Wakashio qui a causé une marée noire en juillet 2020, car “c’est aussi avec l’argent du Wakashio [qu’il l’a] fait”. Il a participé au nettoyage de l’huile dans le lagon et dans les mangroves jusqu’à la fin de l’opération. D’abord volontaire, il a ensuite été employé par l’entreprise grecque Polyeco, spécialisée dans la gestion des déchets industriels.
Polyeco Mauritius est l’une des entreprises qui a employé des locaux pour aider au nettoyage du lagon permettant ainsi de rémunérer certains ayant perdu leur travail durant la crise du COVID-19 ou la marée noire. Elle souligne l’utilisation de buses spécifiques pour le nettoyage des mangroves, écosystèmes indispensables pour les espèces animales, notamment les poissons juvéniles et les crabes qui s’abritent dans les racines. Leur densité rend difficile le nettoyage car l’huile s’est infiltrée dans les galets et le substrat boueux.
Jean-François apprend la nouvelle du naufrage alors qu’il est à un dîner chez de la famille. “Mon téléphone sonnait sonnait… On était invité à un dîner, mon téléphone sonnait. On me dit “ouais t’as pas vu…”. Je suis rentré, je suis parti directement à la plage, et j’ai vu, là. C’était juste devant là. En plus, il était juste à l’endroit où je plonge, pour chasser.«
« Il était coincé là avec de la lumière dessus… c’était comme une île. Trois cents mètres de long. Comme une île là-bas… Les gens ont commencé à venir voir ce qu’il se passait. Après j’ai vu faire deux fois 360 degrés sur le récif… ça l’a déplacé un kilomètre plus loin, il était resté bloqué là. Je regardais tous les jours. Je descendais à la plage, je regardais. Une nuit, j’ai entendu un gros bruit sourd. La coque venait de se péter.
PAAAM.
Mais fort, c’est assez loin d’ici. D’ici, jusqu’à là-bas, on peut dire trois kilomètres passés. Le bruit, là-bas. Il y avait personne sur le bateau. Ils étaient à terre les équipages tout ça. Un gros bruit. La brèche de la coque. Ça s’est cassé.«
⬪
Le 25 juillet 2020, le navire japonais MV Wakashio et ses 4000 tonnes d’huile s’échouent sur la côte sud-est de l’île Maurice, près du récif de la Pointe d’Esny, dans le sud-est de l’île où plusieurs zones protégées et réglementées ont une importance écologique considérable. A bord, l’équipage est secouru, mais cette tragédie incitera la population à se mobiliser, car c’est environ 1000 tonnes de pétrole qui est estimé s’être déversées sur plus de 30km² le long de la côte sud-est mauricienne. Des opérations de pompage ont été menées, enlevant environ 2000 tonnes de pétrole du navire. Pour réduire au maximum l’impact de cette marée noire sur l’écosystème marin des opérations de nettoyage ont eu lieu. Des experts internationaux venant de France, du Japon et de l’Inde ont été mobilisés, ainsi que des entreprises étrangères pour aider l’île à nettoyer l’huile de ses eaux. Sur place, les habitants se sont aussi mobilisés pour freiner l’expansion de l’huile près des côtes, en fabriquant des bouées faites de bagasse de canne à sucre ou de cheveux.
L’état d’urgence environnementale a été déclaré le 7 août par le gouvernement mauricien. L’accès au lagon, aux plages et les activités de pêche ont été interdites dans certaines régions à proximité du naufrage, jusqu’à décembre 2020. Les communautés dépendant du tourisme et de la pêche ont été gravement affectées, d’autant plus que les difficultés liées à la pandémie et aux restrictions associées s’ajoutaient à leur situation déjà précaire.