Dans le prolongement de la baie de Tamarin, une petite plage bordée de maisons abrite le débarcadère. Le regard porté vers l’horizon, la mer invite à la contemplation des amoureux de la vague qui s’aventurent jusqu’au récif. En toile de fond, la majestueuse Tourelle se dissimule habilement derrière les feuillages denses et les rameaux de palmiers. Elle semble veiller paisiblement sur ce lieu symbolique.
Il suffit de s’asseoir parmi les barques tricolores, les chaises ébréchées et les filets en nylon fripés, pour s’imprégner de l’atmosphère singulière, presque mystique, qu’offre le débarcadère. L’âme du village semble y flotter.


Au premier abord, le débarcadère n’a rien d’attirant. Tous les sens sont en éveil lorsque l’on se tient, debout, au milieu de ce beau désordre organisé.
Lieu de réparation des filets et des bateaux, des vieilles chaises et rondins de bois s’imposent dans ce paysage chaotique. Parmi un sable au grain épais, des déchets parsèment sol et pirogues au repos depuis déjà un certain temps.
Les yeux voyagent parmi des confettis de couleur entre filets de nylon fatigués, bouées artisanales, morceaux de polystyrène, pneus abandonnés… Certaines étiquettes, bouteilles de soda, canettes de bière, emballages industriels attendent patiemment d’être ensevelis sous le sable ou emportés par le vent et les vagues, pour ainsi continuer leur périple de déchets en liberté. Ces symboles de la mondialisation qui s’invitent dans un décor marqué par des pratiques et des objets traditionnels, est l’exacte métaphore de la transition entre tradition et modernité. Une modernité dérangeante pour certains, critiques de l’idée du “développement” fulgurant que connaît le village de Tamarin et ses nouvelles villas qui colonisent les flancs de la belle Tourelle.

Les bateaux à terre, protégés par une bâche parfois, sont soit en réparation, soit mis à l’abri des vagues déferlantes à l’approche d’une dépression. Non loin, des chariots en métal, les plus grands destinés à transporter les embarcations, côtoient leurs petits frères qui servent au matériel de pêche ou de plongée. Pour s’asseoir, il faudra choisir entre le sol sablonneux, les rondins de bois ou les chaises dévorées par le temps. Il y a cette chaise d’écolier au dossier de bois écorché. Cette autre au rouge jadis flamboyant, désormais fané, ornée de détails baroques et de bordures dorées écaillées. Et puis, une autre, rouillée sans dossier, qui, malgré tout, résiste fièrement à l’usure du temps, à la pluie et au vent.
Certains objets sont détournés de leur fonction initiale. La pirogue, qui autrefois glissait sur l’eau, repose désormais à terre, devenant tour à tour une poubelle improvisée ou un banc de fortune, son rebord offrant une assise inattendue. Il arrive qu’un pêcheur pioche dans une des barques pour venir y chercher une bouteille en plastique qui servira de flotteur ou de repère pour ses sorties en mer. Parmi les objets oubliés, on retrouve également de vieilles planches de surf esquintées, qu’on imagine abandonnées, mais qui font office de radeaux pour rejoindre une pirogue.
Ces pièces maîtresses, indissociables du débarcadère, en sont devenus les témoins silencieux d’une résilience, où tout trouve une place, où l’usure force la réinvention.
Par temps de pluie, les bois de filaos humides échoués sur la plage laissent échapper une odeur âcre et désagréable, sans doute exacerbée par les eaux usées déversées dans la mer, mêlée à celle des algues portées par le ressac constant. Mais par beau temps, il m’est souvent arrivé de croiser Raymond, appliqué à ramasser ce bois lorsqu’il est sec. Il le stocke dans un grand sac de riz et l’utilise “pour se chauffer”, car parfois, l’hiver peut être vraiment froid.


Le débarcadère n’a rien d’attirant. Ou presque.
Dans un chaos qui intrigue et questionne, il répond à une organisation socio-spatiale bien spécifique. Ce lieu multifonctionnel est à la fois un espace de travail, de socialisation, de vie et de passage. Un lieu de connexion pour la communauté.
Parmi les habitués, il y a d’abord les pêcheurs, qui se sont appropriés l’espace avec des objets propres à la pêche. Leur lieu de travail accueille plusieurs activités principales : raccommoder les filets, réparer les bateaux, préparer les pirogues pour la prochaine session de pêche, décharger le matériel.


Ceux qui ne sont pas pêcheurs, sont plongeurs, surfeurs, skippers, pour qui le débarcadère s’apparente davantage à un lieu de passage, une interface entre la mer et la terre. Un endroit de rendez-vous pour les clients, où arrivent et repartent les bateaux. Pour les surfeurs, on s’y échauffe les épaules et les genoux avant de se mettre à l’eau, tout en faisant la causette sur la taille des vagues, la houle et le vent.
Puis il y a les villageois qui se retrouvent autour d’une bière pour échanger sur les dernières nouvelles du village. Tous et toutes, peuvent venir “casser une pause” à l’ombre des cocotiers. Pour les pêcheurs, la réparation des filets et des pirogues est également un moment d’échange et de socialisation.
Du petit matin jusqu’à la tombée de la nuit, l’endroit invite à la confession. C’est un lieu chargé en histoires. Un lieu de secrets, partagés, dévoilés.



Regarder l’horizon avec un inconnu, partager des longs silences devant un coucher de soleil. Suggérer discrètement sa présence, ne pas l’imposer.
Il aura finalement suffi de s’asseoir parmi les barques tricolores, les chaises ébréchées et les filets en nylon fripés, pour saisir l’atmosphère singulière, presque mystique, qu’offre le débarcadère. On comprendra alors pourquoi l’âme de Tamarin semble y flotter.


